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27 juin 2014 5 27 /06 /juin /2014 11:47

26 octobre 1951

 

Mon cher René,

 

Je suppose que vous avez maintenant reçu L'Homme révolté. La sortie en a été un peu retardée par des embarras d'imprimerie. Naturellement, je réserve pour votre retour un autre exemplaire, qui sera le bon. Bien avant que le livre soit sorti, les pages sur Lautréamont, parues dans les Cahiers du Sud, ont suscité une réaction particulièrement sotte et naïve, et qui se voulait méchante de Breton. Décidément, il n'en finira jamais avec le collège. J'ai répondu, sur un autre ton, et seulement parce que les affirmations gratuites de Breton risquaient de faire passer le livre pour ce qu'il n'était pas. Ceci pour vous tenir au courant de l'actualité bien parisienne, toujours aussi frivole et lassante, comme vous le voyez.

Je le ressens de plus en plus, malheureusement. D'avoir expulsé ce livre m'a laissé tout vide, et dans un curieux état de dépression « aérienne ». Et puis une certaine solitude… Mais ce n'est pas à vous que je peux apprendre cela. J'ai beaucoup pensé à notre dernière conversation, à vous, à mon désir de vous aider. Mais il y a en vous de quoi soulever le monde. Simplement, vous recherchez, nous recherchons le point d'appui. Vous savez du moins que vous n'êtes pas seul dans cette recherche. Ce que vous savez peut-être mal c'est à quel point vous êtes un besoin pour ceux qui vous aiment et, qui sans vous, ne vaudraient plus grand chose. Je parle d'abord pour moi qui ne me suis jamais résigné à voir la vie perdre de son sens, et de son sang. A vrai dire, c'est le seul visage que j'aie jamais connu à la souffrance. On parle de la douleur de vivre. Mais ce n'est pas vrai, c'est la douleur de ne pas vivre qu'il faut dire. Et comment vivre dans ce monde d'ombres ? Sans vous, sans deux ou trois êtres que je respecte et chéris, une épaisseur manquerait définitivement aux choses. Peut-être ne vous ai-je pas assez dit cela, mais ce n'est pas au moment où je vous sens un peu désemparé que je veux manquer à vous le dire. Il y a si peu d'occasions d'amitié vraie aujourd'hui que les hommes en sont devenus trop pudiques, parfois. Et puis chacun estime l'autre plus fort qu'il n'est, notre force est ailleurs, dans la fidélité. C'est dire qu'elle est aussi dans nos amis et qu'elle nous manque en partie s'ils viennent à nous manquer. C'est pourquoi aussi, mon cher René, vous ne devez pas douter de vous, ni de votre œuvre incomparable : ce serait douter de nous aussi et de tout ce qui nous élève. Cette lutte qui n'en finit plus, cet équilibre harassant (et à quel point j'en sens parfois l'épuisement !) nous unissent, quelques-uns, aujourd'hui. La pire chose après tout serait de mourir seul, et plein de mépris. Et tout ce que vous êtes, ou faites, se trouve au-delà du mépris.

Revenez bien vite, en tous cas. Je vous envie l'automne de Lagnes, et la Sorgue, et la terre des Atrides. L'hiver est déjà là et le ciel de Paris a déjà sa gueule de cancer. Faites provisions de soleil et partagez avec nous.

Très affectueusement à vous

A.C.

Amitiés aux Mathieu, aux Roux, à tous.

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commentaires

P
<br /> en toute amitié et au plaisir de suivre ces lignes en discontinu, mais c'est peut-être cela aussi l'amitié, le dialogue ininterrompu entre les plages de silence...<br />
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E
<br /> "Le lendemain matin, il arriva à Strasbourg par un temps gris et pluvieux; il avait l'air tout à fait raisonnable, parlait avec les gens; il fit tout comme faisaient les autres, mais il y avait<br /> en lui un vide affreux, il n'éprouvait plus d'angoisse, plus de désir; l'existence pour lui était un fardeau inévitable. Ainsi laissa-t-il dès alors aller sa vie." (Lenz, G. Büchner)<br />
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A
<br /> <br /> En fouillant sur le web, je note "Jacob Michael Lenz, poète à l'âme malade, suicidaire demandant de l'aide dans l'espoir de remédier à ses troubles psychiques, reçut les soins du pasteur<br /> Oberlin", et que Buchner, touché par cette vie, et ayant lu les écrits du pasteur Oberlin, en fit une nouvelle. Merci d'attirer mon attention sur ce dramaturge co-initiateur du mouvement Sturm<br /> und Drang.<br /> <br /> <br /> <br />
P
<br /> Une bien belle lettre, merci de l'avoir partagée<br />
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A
<br /> <br /> Je trouve aussi cette lettre très belle, inspirante envers la vie, ses amitiés.<br /> <br /> <br /> <br />

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